OtterWays : portrait d'un studio indé engagé

OtterWays : portrait d'un studio indé engagé

OtterWays : portrait d'un studio indé engagé

Le studio OtterWays est à l’origine de la série de jeux “Nuances”, qui aborde des problématiques LGBT et d’égalité femme-homme dans une approche féministe et inclusive. On lui doit déjà le titre Sweet Love, un jeu minimaliste disponible sur Steam depuis juillet 2020. Le studio indépendant et majoritairement féminin revient bientôt avec la sortie de A Comfortable Burden qui aborde la question de la répartition des tâches et de la charge mentale dans un couple. L’occasion rêvée de mener l’enquête dans les coulisses et de rencontrer toute l’équipe !

Qui se cache derrière OtterWays ?

Combien d’auteurs de jeux vidéo sommes-nous capables de mentionner ? Bien entendu, certains noms nous sont familiers : Shigeru Miyamoto (The Legend of Zelda, Super Mario), Hideo Kojima (Metal Gear, Death Stranding), Satoshi Tajiri (Pokémon), Hidetaka Miyazaki (Dark souls), Jenova Chen (Journey)... En comparaison, la liste de réalisateurs et d’écrivains stockée dans notre mémoire semble interminable. On a souvent tendance à l’oublier, mais les jeux vidéo ont des auteurs et même parfois des autrices.

Dans l’équipe d’OtterWays, il y a Blanche, la programmeuse, qui oublie presque qu’elle travaille lorsqu’elle développe un nouveau jeu vidéo. Pour elle, le studio a été une « bouée de sauvetage » dans une industrie vidéoludique aliénée, trop souvent synonyme de discriminations et de violence psychologique. Dans cette équipe à taille humaine, elle réalise son rêve : confectionner des jeux destinés à améliorer la société.

À ses côtés, vous trouverez Céline, la graphiste. Elle nous en dit un peu plus sur son parcours professionnel qui en inspirera plus d’une : « Avant je travaillais dans l’industrie des effets spéciaux et du cinéma d’animation. Je fais mes premiers pas comme artiste pour le jeu vidéo cette année. C’est un vrai plaisir mais aussi un soulagement, pour moi, de travailler avec une équipe et sur des jeux engagés, décidés à donner de la visibilité aux considérations éthiques. »

En ce moment, elle collabore avec Florïn, qui conçoit les personnages et les décors de A Comfortable Burden. Florïn a commencé à créer des jeux vidéo au collège, avant d’exercer dans ce domaine en tant que designer. Guidée· par un désir d’autonomie, iel a touché à tout avant de faire de l’illustration et du graphisme.  « C’est une grande chance de travailler sur ce projet, nous confie Florïn. C’est un sujet qui me parle et qui porte un message que je trouve important ! ».

L’équipe ne serait pas au complet sans Laura, community manager en alternance, qui gère la communication et le marketing. Sa passion pour l’industrie vidéoludique ne date pas d’hier puisqu’elle a fait ses premières armes en tant que joueuse très jeune sur des RPG et des titres d’action-aventure. Après avoir envisagé de travailler sur la conception artistique et scénaristique des jeux, elle s’est finalement orientée dans des études de communication. Elle ne cache pas son attachement au studio lorsqu’elle s’exclame « J’ai la chance de travailler dans un studio engagé qui correspond à mes valeurs personnelles et dans lequel je m’épanouis pleinement ! ».

Il y a enfin Aline, la CEO du studio, qui a pris le temps de répondre à toutes nos questions. Elle a longtemps développé des jeux de rôle en ligne par navigateur sur son temps libre avant de se lancer dans la conception de petits jeux dans le style de Sokoban ou Tetris. Et puis, un jour, une nouvelle idée germe dans son esprit : « J’ai eu envie de développer des jeux plus “importants” et surtout des jeux plus engagés, qui reflètent ma vision du monde d’aujourd’hui et notamment mon engagement. » OtterWays était né.

D’où vient le nom “OtterWays” ?

Aline : Ça a été un long processus de réflexion. Le studio étant spécialisé dans le Libre*, on voulait un nom avec un animal comme c’est souvent le cas dans le milieu libriste. On a cherché un animal à la fois terrestre et aquatique (comme Tux, le manchot mascotte de Linux), de préférence joueur pour montrer le côté jeux vidéo et vivant en groupe pour mettre en avant nos valeurs de coopération. Finalement, c’est Kevin qui a trouvé que la loutre correspondait parfaitement et permettait en plus beaucoup de jeux de mots. On a estimé en plus que otterways/other ways montrait bien notre volonté de faire des jeux vidéo autrement.

La culture libre* promeut la liberté de distribuer et de modifier des œuvres. Elle défend l'idée que “les droits d'auteurs ne doivent pas porter atteinte aux libertés fondamentales du public”.

Quel est le lien entre Women in Games et OtterWays ?

Aline : Depuis la création d’OtterWays, notre studio a toujours été adhérent de Women In Games (WIG). Je crois qu’on était d’ailleurs dans les 20 premières entreprises à soutenir WIG. L’association nous a toujours semblé mener un combat important en promouvant plus d’inclusivité dans le jeu vidéo, d’autant que peu à peu WIG s’ouvre à toutes les minorités et pas seulement aux femmes. On voulait donc poursuivre notre soutien à WIG en leur reversant une partie des bénéfices de nos jeux. 

Cependant, à partir du prochain jeu de la série Nuances, les bénéfices seront reversés à d’autres associations. Nous allons tenter de soutenir des associations en lien avec les thématiques abordées dans chaque jeu afin que notre engagement sur ces questions soit plus concret. Sur cette série de jeux, nous avons vraiment une volonté pédagogique et une envie d’engagement, la question lucrative est vraiment secondaire même si nous souhaitons évidemment pouvoir vivre de nos créations ! 

Le petit couple de loutres de A Comfortable Burden semble “neutre”. C’est une volonté de votre part que n’importe quel couple, y compris LGBTQIAP, puisse s’y reconnaître ?

Aline : Les loutres sont quand même genrées. Celle avec le tee-shirt fleuri est la femelle et l’autre correspond au mâle. Mais c’est une volonté de ne pas les sexualiser et surtout d’avoir des silhouettes assez neutres. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons des loutres et non des êtres humains, cela nous permet de ne pas avoir de problème de représentation sur l’ethnie ou la morphologie. Nous avons aussi beaucoup réfléchi à la représentation de la femme dans les jeux vidéo et aux clichés qui sont véhiculés par ce biais : couleur rose, bijoux, habits sexy, etc. C’est Florïn qui a fait tout ce travail de neutralité et nous a proposé des pistes de réflexion pour se détacher des représentations standards.

Laura : En effet, leurs attributs sont discrets, c’est aussi une volonté de ne pas mettre en avant différentes représentations très normées ou proches des “canons” de la société. L’utilisation d’animaux anthropomorphes est une bonne opportunité pour contourner les soucis de représentativité lorsque l’on veut s’adresser à l’ensemble de la population, quel que soit son genre, son ethnie, etc. En termes de communication aussi, j’essaie d’éviter de mettre en avant le genre des personnages, car la charge mentale, bien qu’elle soit très présente dans les couples cisgenres hétérosexuels, peut se produire dans tous les couples.

Florïn : Voilà ! Je rajouterais qu’en plus de la représentation en termes de genre et d’ethnie, j’avais l’espoir d’éviter que leur morphologie soit excluante, par exemple grossophobe, cisnormative et/ou validiste. C’est difficile d’adresser tout ça d’un coup dans juste deux petits graphs de personnages mais je voulais qu’on puisse le plus possible les interpréter comme on veut, même s’il n’y a pas tout tout tout.

La direction artistique de A Comfortable Burden est très réussie et douce, pas anxiogène du tout : de quoi s’inspire-t-elle ?

Aline : Nous avons respecté le style de Florïn, lea graphiste sur ACB. Iel a un style très doux et beau et nous avions vraiment envie de travailler avec ellui en partie pour cette raison. La direction artistique a été choisie de manière très classique : Florïn nous a proposé beaucoup d’images différentes et nous avons peu à peu affiné nos préférences par rapport à ses propositions. Nous ne nous sommes pas vraiment inspirés d’un autre univers cela dit, nous nous sommes laissés guidés par nos émotions et notre intuition.

Laura :  La direction artistique est justement en décalage avec le type du jeu et les sentiments qu’on veut faire ressentir, et ce de manière volontaire. On voulait un univers plutôt doux, coloré et mignon en contraste avec le sujet et la situation dans laquelle le/la joueur·euse est mis·e (stress et vitesse dans la complétion des tâches).

Florïn : Yep ! J’avais aussi envie qu’on sente qu’on est dans un cocon familial, parce que... le principe c’est qu’on aimerait être bien chez soi. Si on discute de la charge mentale, c’est parce qu’on souhaite que ça reste agréable à la maison. Les inégalités qui bouffent le quotidien c’est ce qu’on veut voir disparaître pour retrouver un home sweet home chaleureux - et propre…

Comment les musiques ont-elles été choisies/composées ?

Aline : ACB est un jeu de gestion de temps, il y a donc un côté un peu stressant. De fait, nous voulions une musique très rythmée, bien qu’assez douce pour ne pas trop trancher avec la direction artistique du jeu. Nous avons aussi ajouté quelques déséquilibres dans la musique, on vous laisse deviner pourquoi ! La musique est entièrement jouée à la guitare électrique. 

Pouvez-vous nous donner un petit indice sur le(s) thème(s) qui sera abordé dans le(s) prochain(s) jeu(x) de la série Nuances ?

Laura : Le but de la série Nuances est d’aborder des thématiques d’actualité et qui nous tiennent à cœur à travers des jeux relativement courts dans lequel on veut faire passer un message.

Aline : Après deux premiers jeux qui parlent surtout de féminisme, on va aborder des thématiques beaucoup plus LGBT+. Il est question d’évoquer aussi le handicap mais ce sera pour un peu plus tard.

Vos jeux sont-ils inspirés de vos expériences personnelles ?

Aline : Oui, complètement. Le premier jeu, Sweet Love, raconte la relation toxique que j’ai vécue pendant 7 ans. Ce deuxième jeu est un peu général, il ne raconte pas une histoire en particulier mais s’inspire de tout ce que nous avons pu vivre dans nos couples, principalement dans nos couples hétéros. Les jeux suivants seront inspirés d’histoires personnelles aussi, mais cette fois de celles des personnes avec qui nous collaborons. Nous voulons vraiment leur donner la parole et leur permettre de s’exprimer, de raconter ce qu’iels veulent. 

Votre studio promeut le logiciel libre et open-source. Plusieurs dev queers se sont déjà exprimé·es en faveur de jeux faits “par et pour” les minorités (ou par les concerné·es mais à destination d’autres communautés dans une approche de sensibilisation/éducation). Quelle est votre approche ?

Aline : Nous sommes tout à fait d’accord avec cette vision ! Nous pensons que les personnes les mieux placées pour parler d’une thématique sont les personnes concernées. Nous évitons autant que possible de faire un jeu sur un thème dont aucune personne de l’équipe n’est concernée et nous faisons très attention à l’appropriation culturelle. C’est d’ailleurs pour cela que nous travaillons systématiquement avec une personne extérieure au studio sur nos jeux Nuances, cela nous permet de nous ouvrir à d’autres façons de penser ou de donner la parole à une minorité à laquelle nous n’appartenons pas. 

Pensez-vous que le couvre-feu et le confinement offrent une bonne opportunité d’apprendre à réaliser des jeux vidéo en autodidacte ? 

Aline : Oui et non, cela dépend des conditions dans lesquelles le confinement se déroule. Dans les couples hétérosexuels avec enfants, la femme s’est souvent retrouvée à devoir gérer les enfants en plus de son travail (soit par habitude, soit parce que son travail rapportait moins, souvent un peu des deux). Quand la charge de travail augmente et/ou que les conditions de vie se dégradent à cause du confinement, ce n’est clairement pas le bon moment pour apprendre à réaliser des jeux vidéo.

Par contre, si le couvre-feu/confinement a dégagé du temps libre de bonne qualité, alors oui, c’est une bonne opportunité ! Beaucoup de tutos sont disponibles pour apprendre. Je dirai que le mieux pour apprendre, c’est de se lancer dans un projet qui nous tient à cœur pour ne pas se décourager trop vite. Et ne pas trop écouter les conseils sur le meilleur moteur de jeu à choisir, le meilleur moteur est celui avec lequel on se sent à l’aise (et ça, c’est très personnel). 

Quel(s) public(s) espérez-vous atteindre avec vos jeux ?

Aline : Quand on fait un jeu, on vise surtout les jeunes adultes. De par nos thématiques, on touche beaucoup la communauté LGBT mais on espère bien toucher un public plus large, car nos jeux ont vraiment un but pédagogique et de réflexion. On est très content·e·s quand on nous dit qu’un de nos jeux a fait réfléchir lea joueur.euse et lui a permis d’évoluer sur sa perception de la thématique évoquée. On a aussi une grande réflexion sur l’accessibilité, on essaye que nos jeux soient jouables par le plus grand nombre, quel que soit le handicap de la personne. 

OtterWays : des jeux porteurs d’une signature

Les acteurs de l’industrie vidéoludique rechignent souvent à expliciter leurs intentions au nom d’une prétendue neutralité politique. Mais les jeux vidéo apolitiques existent-ils vraiment ? On peut considérer qu’il y a des jeux politiquement dissidents et des jeux politiquement conformistes, mais qu’aucun n’atteint l’objectivité ni l’universalité.  Alors que certains studios persistent à produire des contenus problématiques sans interroger les messages dévastateurs qu’ils répandent ou renforcent, OtterWays propose un exemple de jeux vidéo conscients. 

En tant qu’espaces d’introspection et d’exploration, les jeux vidéo s’enrichissent lorsqu’ils expriment une multiplicité de subjectivités. Nous aimons autant nous immerger dans des récits éloignés de notre expérience personnelle que nous y reconnaître. L’équipe d’OtterWays et ses partenaires font des choix qui donnent du sens à leur activité. Toute l’équipe de GameHer les remercie d’avoir répondu à nos questions et de participer, aux côtés d’autres précurseurs, à ouvrir la voie pour une industrie vidéoludique plus saine et plurielle.

 

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